« Nous aimons notre ville comme nous-mêmes, nous haïssons comme nous-mêmes. Impossible de la renier, impossible de ne pas saluer en elle notre mère par le sang ; et mieux encore que notre mère ; nous avons beau jouer au Parisien, nous réjouir de vivre à Paris ; Bordeaux sait bien que lorsqu'il s'agit de descendre en nous-mêmes, romanciers, pour y chercher des paysages et des êtres ce ne sont point les Champs-Elysées ni les boulevards que nous y trouvons, ni nos camarades et nos amies des bords de la Seine, mais les propriétés de famille, les vignes monotones, les landes sans éclat, les plus sombres banlieues aperçues à travers les vitres brouillées de l'omnibus de collège ; et nos personnages naissent pareils, non à cette belle dame chez qui je dîne ici, ni à ce maître dont j'écoute les paroles ; mais pareils à mes grands-parents campagnards, à mes cousins de la lande, à toute cette faune provinciale qu'autrefois j'épiais, enfant chétif. »
« Bien heureux les errants, les voyageurs qui accumulent assez de paysages et d'horizons nouveaux entre eux et leurs jours révolus, pour ne plus entendre dans leur cœur les cloches submergées ! »
« Chaque destinée humaine comporte une révélation où, comme dans la révélation chrétienne, les prophéties ne prennent de sens que lorsque les événements les ont éclairées. Bordeaux te rappelle cette saison de ta vie où tu étais entouré de signes que tu ne sus pas interpréter. Alors la ville maternelle touchait doucement toutes les places douloureuses de ton cœur et de ta chair pour que tu fusses averti et que tu te prémunisses contre le destin ; elle t'a exercé à la solitude, à la prière, à plusieurs sortes de renoncements. En prévision des jours futurs, elle t'emplissait de visages grotesques ou charmants, de paysages, d'impressions, d'émotions, enfin de tout ce qu'il faut pour écrire. »
Franàçois Mauriac « Bordeaux »